"Je me souviens"

(The Spirit of Canada, 1939)

"Je me souviens", dit le peuple du Québec, qu'il y a quatre cents ans j'abordais une côte inconnue, aux rochers si peuplés de mouettes qu'on les croyait couverts d'une végétation de plumage. J'ai vu venir à moi des hommes au teint de cuivre rouge. Ils m'ont parlé une langue âpre et saccadée, soudain plus douce à cause du sourire des yeux. Et j'ai planté la croix au seuil de l'inconnu. J'avais derrière moi l'inquiétude de la mer; en face, l'incertitude, l'immensité de mon destin.

Je me suis engagé dans le "chemin de Canada." De chaque côté du fleuve, l'or que je venais conquérir croissait dans les arbres ! C'était octobre. Ce fut l'hiver, qui enserra tout le "royaume du Saguenay", dans un étau de cristal. Je m'épouvantai, je me rappelai ma lointaine Normandie, - à moins que e ne fût la Bretagne ou la Touraine ou l'Anjou... Mais voilà que c'était le retour du printemps et de l'espérance, dont j'avais désespéré. Ce singulier pays redevint l'Eldorado. J'y plongeai plus avant. Je n'y trouvai point d'or ni d'épices, mais d'autres richesses: des fourrures, et des âmes.

Je me souviens du temps où j'ai levé la hache contre la forêt, pour tirer d'elle des maisons françaises. Mais les arbres ripostèrent par une volée de flèches. Je me relevai sanglant; je repris la hache et, désormais, le mousquet. Et la forêt recula. L'hiver et le printemps et la neige et la chaleur alternèrent sans, troubler mon dessein émerveillé. Et Québec naquit. Car ce n'est plus dans la seule forêt que je m'étais engagé; c'était dans une oeuvre ! Et naquit Ville-Marie. J'étais tout ensemble colon, paysan, ouvrier, marchand et navigateur, trappeur et missionnaire. Et puis, un matin, comme j'épongeais mon front et distrayais mes yeux de la tâche quotidienne, tout à coup, autour de moi, j'ai aperçu la Nouvelle-France.

Signature de Robert Choquette

Tiré du recueil Le choix de Robert Choquette dans l'oeuvre de Robert Choquette, Les Presses Laurentiennes, 1981.


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